COMMENT SHE-HULK A CASSÉ MARVEL COMICS ?
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Comment She-Hulk a-t-elle définitivement modifié la perception de la réalité dans l’univers Marvel à cause d’une publicité pour un parfum qui n’a jamais existé ? Aujourd’hui, je m’intéresse à une histoire que vous pensez sûrement connaître, mais qui vous réserve encore bien des surprises !
GIRLS GONE GREEN
Nous sommes en 1979, et la série télévisée L'Incroyable Hulk, avec Lou Ferrigno et Bill Bixby, cartonne sur le petit écran. Le producteur Kenneth Johnson ; déjà derrière le spin-off de L’Homme qui valait Trois Milliards, Super Jaimie ; et Stan Lee, que l’on ne présente plus, ont alors la même idée : offrir à L’Incroyable Hulk une série dérivée mettant en scène un personnage féminin. Voulant assurer les arrières de Marvel Comics en matière de propriété intellectuelle, Stan Lee prend les devants et demande au dessinateur John Buscema de l’aider à créer une version féminine de Hulk. C’est ainsi que Jennifer Walters apparaît en novembre 1979 dans le premier numéro de The Savage She-Hulk.
Bruce Banner, alias Hulk, fugitif traqué par toutes les polices, débarque à Los Angeles pour retrouver sa cousine Jennifer, devenue avocate, dans l’espoir d’obtenir son aide. Après lui avoir raconté comment il a été irradié par sa propre création, la bombe gamma, qui a fait de lui un monstre incontrôlable, Banner apprend que sa cousine défend un voyou mêlé malgré lui aux malversations du caïd Nicholas Trask. Or, ce fameux Trask compte bien faire taire la jeune avocate, et envoie ses hommes de main pour l’assassiner. Grièvement blessée par balle, Jennifer ne doit son salut qu’à une transfusion sanguine de fortune effectuée par son cousin Bruce, avec son propre sang radioactif. Ainsi, quand Trask envoie de nouveau ses larbins pour définitivement éliminer Jennifer en convalescence à l’hôpital, ces derniers ont la mauvaise surprise de la voir se transformer en géante musculeuse à la peau verte ! She-Hulk est née ! Désormais dotée d’une force colossale et d’une résistance à toute épreuve quand elle se transforme, tout en étant beaucoup moins bestiale que son cousin, Jennifer va prendre goût à cette nouvelle condition, si bien qu’elle restera sous sa forme de She-Hulk la majeure partie du temps. Utilisant ses pouvoirs pour combattre l’injustice et venir en aide aux plus faibles, elle va, sous la plume de David Anthony Kraft et le crayon Mike Vosburg, enchaîner les aventures super-héroïques, mais aussi sentimentales.
Annulée après seulement vingt-cinq numéros, The Savage-Shulk est une série largement mésestimée, principalement en ce qui concerne le travail du scénariste David Anthony Kraft, qui adopte rapidement un ton très moderne dans le traitement de l’héroïne, en faisant un personnage qui assume sans complexe son statut hors-normes et ne manquant pas d’aplomb quand il s’agit d’imposer ses choix. De ce fait, bien que rarement cité, The Savage She-Hulk mérite que vous y jetiez un œil, car ce comic book a plutôt bien vieilli. C’est d’ailleurs au cours de ses premières tribulations que Jennifer Walters rencontre Ben Grimm, alias La Chose, des Fantastic Four, donnant naissance à une amitié qui mènera notre géante de jade à rejoindre l’équipe de Reed Richards en remplacement de Grimm après les événements du crossover Secret Wars en 1984. Et si l’hypothétique spin-off télévisé ne verra finalement jamais le jour, She-Hulk va faire son petit bonhomme de chemin dans l’univers Marvel, rejoignant notamment les Avengers et croisant régulièrement la route de son cousin Bruce.
YOU’RE KIDDING, RIGHT ?
Malgré cela, She-Hulk conserve pour beaucoup de lecteurs l’image d’une énième version féminine d’un héros masculin, comme Ms Marvel et Spider-Woman chez Marvel, ou Supergirl chez DC Comics. Mais tout cela va radicalement changer grâce à un artiste : John Byrne.
Figure incontournable de la bande dessinée américaine, ayant œuvré sur les X-Men ou Alpha Flight chez Marvel, sur Superman et Wonder Woman chez DC, et à l’origine de créations originales comme les Next Men chez Dark Horse, John Byrne a littéralement transformé de nombreuses icônes des comics dans les années 1980 et 1990. Visionnaire, son travail est empreint de thématiques sociales, politiques et technologiques, précédant parfois de plusieurs années les tendances, sans oublier d’adjoindre un regard critique qui invite le lecteur à la réflexion. Aux commandes de la série Fantastic Four de 1981 à 1986, Byrne va y mettre en scène She-Hulk, et également lui consacrer un graphic novel en 1985, avant de prendre en main la série The Sensational She-Hulk à partir de 1989.
Dès la couverture du premier numéro, Byrne annonce la couleur. Jennifer Walters s’y adresse directement au lecteur, menaçant de déchirer leur collection de comics X-Men s’ils n’achètent pas sa série. Le ton est donné : She-Hulk est devenu un personnage conscient de sa condition d’héroïne de comic book et elle va dorénavant régulièrement briser le quatrième mur. Le quatrième mur est une notion venant du théâtre, selon laquelle il existe un mur invisible séparant la fiction jouée sur scène et le public. Notamment théorisée par Denis Diderot en 1758 dans Le Discours sur la Poésie Dramatique, elle a ensuite été développée par de nombreux auteurs, principalement dans le théâtre réaliste, admettant qu’il est également possible aux personnages d'une pièce de passer outre ce quatrième mur pour s'adresser directement au spectateur, pour un aparté qui renforce l'aspect comique ou dramatique de la situation, par exemple.
La notion de quatrième mur s’est ensuite élargie à d’autres supports, du cinéma au jeu vidéo en passant par la bande dessinée. L'un des premiers exemples concrets au cinéma est le film muet The Great Train Robbery, réalisé en 1903 par l’Américain Edwin S. Porter, se terminant par un plan extrêmement avant-gardiste dans lequel on peut voir un homme tirer en direction du public. Une scène qui a fait sensation lors des projections, effrayant même quelques spectateurs ! Parmi les nombreux personnages de film ou de série capables de briser ce quatrième mur, on pourra citer Néo dans Matrix ; Ferris Bueller, qui a ensuite inspiré la série télévisée Parker Lewis ne perd jamais ; mais aussi les Animaniacs ou encore Malcolm. Du côté des comics, on retrouve cette faculté à différents niveaux chez Howard the Duck, Deadpool, ou Animal Man. Bien entendu, l’objectif principal est de produire un effet sur le spectateur, généralement pour préciser un contexte, renforcer l'immersion, ou bien tout simplement pour le faire rire.
Cette notion acquise d’être un personnage capable de passer outre le quatrième mur va permettre à peu près tout et n’importe quoi à Jennifer Walter au cours des soixante épisodes que compte The Sensational She-Hulk : interpeller les lecteurs, sauter de case en case et traverser les pages de publicités, menacer John Byrne lorsque les choix artistiques de ce dernier lui semblent mauvais pour les ventes de la série, et même assister au démontage du décor dans le tout dernier numéro, dont la couverture fait d’ailleurs écho à celle du premier. Un répertoire de gimmicks astucieux qui trouvent pour beaucoup leur source dans une rencontre que Jennifer va faire dans le quatrième numéro de The Sensational She-Hulk.
GOLDEN AGE GUEST STAR
Si les débuts de la série jouent gentiment avec le quatrième mur ; comme lorsque She-Hulk reproche à Byrne de lui faire affronter les Toad Men, référence méta au deuxième numéro de The Incredible Hulk paru en 1962 dont elle se moquait en couverture ; le quatrième épisode place un nouveau personnage inattendu sur la route de notre héroïne : Louise Grant Mason.
Louise explique à Jennifer que dans les années 1940, elle était Blonde Phantom, une justicière costumée combattant le crime. Blonde Phantom est un vrai personnage de bande dessinée, dont les aventures ont été publiées par Timely Comics, l’ancêtre de Marvel, à partir de 1946. Créée par le scénariste Al Sulman et par le dessinateur Syd Shores à la demande de Stan Lee qui trouvait que les publications Timely manquaient de super-héroïnes, elle fait sa première apparition dans All Select Comics #11, un périodique qui sera d’ailleurs renommé Blonde Phantom dès le numéro suivant. Secrétaire du détective Mark Mason, Louise Grant revêt un loup et une robe de soirée rouge du meilleur effet pour devenir la justicière Blonde Phantom et ainsi aider son patron à résoudre les affaires les plus corsées. Bien que dépourvue de super-pouvoirs, elle combat tour à tour d’anciens nazis, un inventeur monté sur des chaussures à ressorts, un savant fou venu du futur, et même son sosie remodelé par un chirurgienne peu scrupuleuse !
Alors qu’elle en pince pour Mark, Louise est totalement invisible aux yeux de ce dernier qui, ignorant la double identité de son employée, lui préfère Blonde Phantom. Une romance largement inspirée de la relation entre Loïs Lane et Clark Kent, pour ne citer que l’exemple le plus célèbre, et qui aura tendance à largement minimiser le rôle de Louise, systématiquement ramenée à sa condition d’assistante dans un monde gouverné par les hommes. Le personnage va rencontrer un certain succès, s’exportant dans les pages de Marvel Mystery Comics aux côtés de Captain America, Namor ou de la première Torche Humaine, mais aussi dans les comic books mettant en scène d’autres super-héroïnes du Golden Age, comme Sun Girl ou Namora. Et, sans trop s’avancer, on peut affirmer que Blonde Phantom est un personnage plutôt populaire chez Timely Comics à l’époque. La série Blonde Phantom va durer jusqu’au vingt-deuxième numéro, en 1949, avant que la publication ne soit finalement renommée Lovers, manifestation de la fin de l’âge d’or des super-héros costumés, peu à peu remplacés par des genres comme la Romance, le Western ou l’Horreur après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Il faut donc finalement attendre 1989 pour revoir Louise Grant dans le quatrième numéro de The Sensational She-Hulk. Elle y apparaît plus âgée, et surtout, on apprend qu’elle s’est mariée avec Mark Mason en 1949, juste après l’arrêt de la publication de sa série, adoptant ainsi officiellement le nom de Louise Grant Mason. En discutant avec elle, Jennifer comprend qu’au fil du temps, Louise est devenue pleinement consciente d’être un personnage de bande dessinée et qu’elle est persuadée que si elle ne ressemble plus à la Blonde Phantom des années 1940, c’est parce que sa série a été annulée par l’éditeur. Oubliés du public, elle et Mark se sont alors mis à vieillir, jusqu’au moment où le décès de son mari l’a poussée à retrouver un emploi pour devenir un personnage secondaire de la série She-Hulk, et ainsi échapper au même destin funeste.
On ne s’en rend pas forcément compte au premier abord, mais la théorie de Louise ; et donc, par extension, de John Byrne ; répond de façon assez brillante à la question récurrente du non-vieillissement des personnages de comics. Pour elle, les personnages ne vieillissent pas tant qu’ils apparaissent dans les comics, et cette explication très méta n’est finalement pas plus farfelue que celles qui se baseraient sur des temporalités plus ou moins compressées. Mais elle ouvre aussi la porte à une quantité infinie de mindfuck, car étant donné que Louise pense cela parce qu’elle a conscience d’être elle-même un personnage de comics, elle est peut-être finalement responsable de son propre vieillissement. Ça en devient vertigineux.
SMELL LIKE BLONDE PHANTOM
Mais notre histoire ne s’arrête pas là. Car Blonde Phantom elle-même possède une origine pour le moins étrange. En effet, si la super-héroïne apparaît bel et bien pour la première fois dans All Select Comics #11, un autre personnage a porté le même pseudonyme quelques semaines plus tôt dans un contexte totalement différent.
Créée par Ruth Atkinson pour Timely Comics en 1945, Millicent Collins, alias Millie the Model, est un jeune mannequin dont les aventures, entre romance et humour, vont connaître une longévité assez exceptionnelle. Fruit des demandes de l'éditeur Martin Goodman, qui cherchait à surfer sur le succès des séries dérivées de l’univers de Archie publiées par son concurrent MLJ, Millie the Model va occuper les présentoirs des kiosques américains jusqu’en 1973, et va même connaître plusieurs spin-offs. Dans l’une des courtes histoires présentes au sommaire du deuxième numéro, paru en juillet 1946, Millie se voit confier la mission de poser pour une publicité vantant le mérite d’un tout nouveau parfum : le Blonde Phantom. Elle qui ne rêve que de gloire et de paillettes est alors totalement anonymisée derrière un masque et une robe noire à pois rouges, ne pouvant pas profiter des retombées du succès du fameux sent-bon pour faire décoller sa carrière ! Vous l’aurez compris, exception faite du cadre et des enjeux, cette Blonde Phantom ressemble drôlement à celle qui prendra conscience de son statut de personnage de comics quelques décennies plus tard.
Qu’une justicière costumée apparue seulement à deux mois d’intervalle chez le même éditeur porte exactement le même nom et un costume vaguement ressemblant pourrait très bien être une amusante coïncidence, tout comme le fait que Millie et Louise partagent pas mal de points communs, dont celui d’être ignorées par un love interest qui est aussi leur supérieur hiérarchique. Mais les similitudes ne semblent plus si fortuites quand l’on découvre que Al Sulman, le co-créateur de la super-héroïne Louise Grant, relisait régulièrement de nombreux scripts pour Timely. Tandis que Ken Bald, dessinateur sur Millie the Model, comptait parmi les artistes au sommaire du numéro de All Select Comics où apparaît pour la première fois Blonde Phantom, cette fois au dessin des aventures de Miss America.
Si l’on ne peut définitivement rien affirmer, on peut au moins supposer que l’idée d’une redresseuse de torts en tenue de gala traînait depuis quelque temps dans les cartons des équipes créatives de Timely Comics, et que la demande de Stan Lee a été l’opportunité de lui donner vie pour de bon. Une vie qui fut longue et bien remplie pour Louise Grant Mason, principalement parce que son retour dans les pages de She-Hulk va inspirer d’autres artistes. Car, comble du méta à la sauce Byrne : en sortant de sa retraite pour ne pas mourir oubliée du lectorat, Blonde Phantom est devenue elle-même responsable du renouveau de son statut au sein de l’univers Marvel et de l’enrichissement a posteriori de son background et de son passé de justicière. Steve Gerber et Buzz Dixon, remplaçant au pied levé John Byrne éjecté de The Sensational She-Hulk par un Tom DeFalco irascible, donneront à Louise une héritière costumée en la personne de sa fille Wanda, qui deviendra l’héroïne Phantom Blonde. Et la magie de la rétro-continuité lui permettra même de vivre des aventures à rebours, comme dans la mini-série Avengers 1959 de Howard Chaykin, parue en 2011.
John Byrne reviendra finalement sur The Sensational She-Hulk, continuant de jouer avec les codes du comic book, comme le faisait Grant Morrison avec sa Doom Patrol à la même période, et livrant par la même occasion des couvertures désopilantes se rangeant parmi les meilleures de l’histoire de la bande dessinée américaine. Une bonne partie d’entre elles joue sur l’hypersexualisation de Jennifer qui, consciente de l’exploitation de son image par l’artiste, s’en plaint régulièrement. Une façon provocatrice de dénoncer ce phénomène particulièrement en vogue à partir des années 1980 et toutes les dérives autour du culte du corps qui l’accompagnent. Mais ceci est une tout autre histoire dont on reparlera peut-être une prochaine fois !
Personnage atypique dont le ton comique et introspectif est parfois mal compris, comptant parmi les dernières co-création de Stan Lee pour la Maison des Idées, imaginée avant tout à des fins mercantiles pour protéger les intérêts d’un éditeur dans une effervescence télévisuelle inachevée, puis redéfinie par un artiste précurseur qui a été jusqu’à donner un sens aux lois innées d’un genre, She-Hulk est un cas unique dans l’univers Marvel. Si les productions suivantes, comme les séries écrites par Dan Slott ou Charles Soule, ont souvent cherché à prolonger l’exercice initié par Byrne, le vent de fraîcheur apporté par The Sensational She-Hulk reste particulièrement osé et novateur de par ses possibles répercussions à grande échelle. Et quel que soit votre rapport à She-Hulk, le parcours de Jennifer Walters chez Marvel est à tout jamais le fruit d’un jeu d’influences au doux parfum d’imaginaire, auquel je vous recommande de jeter un œil !
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