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L'ÉTRANGE CRÉATURE DU LAC NOIR VIT TOUJOURS !

 
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Dracula, le monstre de Frankenstein, la Momie, ou encore l’Homme Invisible, autant de personnages de fiction qui, des romans du XIXe siècle au cinéma de l’Âge d’Or d’Hollywood, ont participé à élever les fondations de la Pop Culture d’aujourd’hui. Parmi les entités cauchemardesques dont l’image imprimée sur pellicule a traumatisé des générations, il en est une que j’apprécie tout particulièrement, et qui resurgit régulièrement des abysses.
Aujourd’hui, on revient sur L’Étrange Créature du Lac Noir et sur ses incursions dans le monde de la bande dessinée !

L’industrie du divertissement est remplie de monstres, d’individus anormaux qui se distinguent par leurs attributs exceptionnels et subissant plus ou moins leur condition. Et bon nombre d’entre eux trouvent leurs origines dans la littérature classique avant de voir leur histoire adaptée au théâtre, au cinéma, ou à la télévision.
Dès le début du XXe siècle, le studio américain Universal Pictures adapte des romans gothiques et fantastiques pour le grand écran ; d’abord L'Étrange Cas du Docteur Jekyll et de Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson, en 1913 ; puis Le Bossu de Notre-Dame, d’après Victor Hugo, en 1923 ; et enfin Le Fantôme de L’Opéra, de Gaston Leroux, en 1925. Des films muets ambitieux, pour certains portés par le talent de comédiens légendaires tels que Lon Chaney, reconnu comme un pionnier du maquillage d’effets spéciaux.
Durant les années 1930, la démocratisation du cinéma parlant offre de nouveaux horizons aux studios et aux réalisateurs ; et un tout nouveau genre de productions va particulièrement en profiter : les films d’horreur.


Retrouvez tous les liens utiles pour vous procurer les lectures recommandées dans cet article en bas de page !

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En 1931 sort Dracula de Tod Browning, qui réalisera l’année suivante le mythique Freaks, dans lequel Bela Lugosi interprète l’immortel comte vampire créé par Bram Stoker en 1897. Le film est un succès commercial, le plus gros de cette année pour Universal, mais aussi critique, ce qui va encourager le studio à persévérer dans la voie des adaptations de récits horrifiques. Quelques mois plus tard, c’est au tour de la créature de Frankenstein, tiré du roman de Mary Shelley publié en 1818 : Frankenstein ou le Prométhée Moderne, de venir terroriser les salles obscures sous les traits de Boris Karloff. En 1932, le comédien troque les électrodes du cadavre rapiécé contre les bandages du prêtre momifié Imhotep dans The Mummy, long-métrage inspiré par les fantasmes entourant la découverte du tombeau du pharaon Toutânkhamon, dix ans plus tôt, et par la nouvelle The Ring of Thoth de Sir Arthur Conan Doyle. Là encore, le succès est au rendez-vous, et l’année suivante, Universal Studios produit The Invisible Man, d’après le roman de H.G. Wells, dont les effets spéciaux supervisés par John P. Fulton, bluffants pour l’époque, sont, encore aujourd’hui, le point fort du film.

En 1935 sort The Bride of Frankenstein, qui inaugure le bal des nombreuses suites réalisées en réponse à la réussite de la première salve de films d’horreur mettant en scène les créatures qui seront bientôt regroupées sous l'appellation Universal Monsters. Suivront, en l’espace d’à peine cinq ans, Dracula's Daughter, Son of Frankenstein, The Invisible Man Returns, The Mummy's Hand, ou encore The Invisible Woman, auxquels il faut ajouter deux films de loup-garou qui définiront les poncifs de la lycanthropie au cinéma : Werewolf of London et The Wolf Man.
Dans les années 1940, le studio va acter l’existence d’un univers partagé qui n’a rien à envier à celui de Marvel Comics avec Frankenstein Meets the Wolf Man, ouvrant ainsi la porte à toutes sortes de films plus ou moins réussis, dont plusieurs impliquant le duo comique Abbott et Costello.

Peu à peu, le public se désintéresse. Universal ralentit largement la cadence après 1945 ; se limitant à un film tous les deux ans, au maximum ; et, alors que la recette semble s’essouffler, un nouveau monstre va faire son apparition.
Sorti dans les salles de cinéma américaine le 12 février 1954, Creature from the Black Lagoon, ou L’Étrange Créature du Lac Noir en version française, s’inspire d’une légende racontée au producteur William Alland par le chef opérateur mexicain Gabriel Figueroa, selon laquelle des créatures amphibiennes humanoïdes vivraient dans les profondeurs du fleuve Amazone.
Dans ce film réalisé par Jack Arnold, un groupe de scientifiques menant une expédition en Amazonie découvre une main fossilisée semblant attester d’un lien direct entre la vie sous-marine et la vie terrestre à une période reculée.
Le docteur Carl Maia parvient à convaincre son ami spécialiste de la vie aquatique, le docteur David Reed, de le rejoindre pour en apprendre plus sur cette mystérieuse découverte. Accompagné de sa petite amie et assistante, Kay Lawrence ; de son patron, Mark Williams ; et du scientifique Edwin Thompson, David embarque sur un bateau à vapeur baptisé le Rita, propriété du capitaine Lucas.
Découvrant que les assistants de Carl ont été brutalement tués durant son absence, les explorateurs supposent qu’il s’agît là de l’œuvre funèbre d’une bête sauvage, potentiellement d’un jaguar. Évidemment, ils ignorent que le responsable du carnage n’est autre que l’objet même de leur aventure, le terrifiant homme-poisson qui hante ce lagon tropical à l’écart du monde : le Gill-Man !

Épiée par la créature, qui semble s’être entichée de Kay, la bande s’enfonce toujours plus profondément dans ce territoire indompté jusqu’à faire face à l’amphibien. S’ils parviennent finalement à le capturer au terme de nombreux efforts, le Gill-Man s’enfuit, faisant ainsi la démonstration de sa puissance hors-normes et de sa détermination à toute épreuve. David et Mark ont des positions contradictoires quant à la marche à suivre, le premier estimant qu’il faut quitter la jungle, tandis que le deuxième a désormais pour seule obsession la capture du monstre, ce qui finira par lui être fatal. Poussée par son admiration pour Kay, la créature décide de revenir sur le bâteau pour l’enlever, après avoir coincé le Rita dans son royaume en bloquant l’accès au lagon. David et les autres débusquent le Gill-Man jusqu’à son repère et libèrent tant bien que mal la captive, tandis que l’homme-poisson, grièvement blessé par les armes à feu de ses adversaires hominidés, s’enfonce lentement dans les eaux troubles du lac noir…

Tourné en 3D, Creature from the Black Lagoon se distingue des autres films de monstres de Universal en abandonnant les influences gothiques d’une vieille Europe chimérique pour adopter les codes de la science-fiction des années 1950, marquée par la peur de l’atome et la paranoïa anti-communiste du Maccarthysme.
Si le film collectionne les clichés typiques de l’époque, il brille également grâce à plusieurs spécificités, en premier lieu la fameuse créature dont il tire son nom.
Conçu par Milicent Patrick ; animatrice pour le studio Disney sur des films comme Fantasia ou Dumbo, mais aussi comédienne et maquilleuse ; le design de L’Étrange Créature du Lac Noir tranche avec celui des grandes figures des films horrifiques précédents de Universal Pictures. Des branchies, auxquelles le Gill-Man doit son nom, en passant par ses yeux inexpressifs et sa bouche de poisson, cette entité inhumaine n’a plus rien à voir avec le sépulcral et grandiloquent Dracula ou avec le macchabée rafistolé de Frankenstein.
Incarnée par le comédien Ben Chapman lorsque est sur la terre ferme, elle est jouée par le cascadeur Ricou Browning lors de ses déplacements sous l’eau. La scène mythique du ballet aquatique durant laquelle l’amphibien nage en harmonie avec Kay, interprétée par Julie Adams et par sa doublure Ginger Stanley pour les séquences sous-marines, reste l’une des plus emblématiques et poétiques du film, retranscrivant toute la sensibilité de ce monstre qui n’en est peut-être pas un.
Excellent nageur et apnéiste chevronné ; il aurait retenu sa respiration jusqu’à quatre minutes pour certains plans ; Browning est également co-créateur du célèbre Flipper le Dauphin, et enfilera même le costume d’un monstre aquatique, lointain congénère du Gill-Man, le temps d’un épisode de la série.

Ricou Browning se glissera de nouveau dans le très ajusté costume de la créature dans les deux suites, produites respectivement en 1955 et 1956.
Dans Revenge of the Creature, l’homme-poisson d’Amazonie, qui a survécu à ses blessures à l’issue du premier film, est capturé et envoyé au parc Marineland en Floride pour y être étudié. Une fois encore, le très sentimental Gill-Man s’éprend d’une belle jeune femme sans défense et s’évade, non sans avoir kidnappé la dame de ses pensées au passage.
Et dans le troisième long-métrage de la série, The Creature Walks Among Us, la Créature du Lac Noir est de nouveau faite prisonnière mais, gravement brûlée, elle subit une étrange transformation. Perdant ses branchies, elle s’humanise et se voit même octroyer un pyjama d'hôpital des plus saillants.

Les monstres de la Pop Culture et la bande dessinée américaine sont intimement liés depuis des décennies.
Frankenstein est l’un des premiers à avoir droit à une adaptation en comic book dès 1940, sous la plume de Dick Briefer dans le septième numéro de Prize Comics, tandis qu’en 1943, c’est L'Étrange Cas du Docteur Jekyll et de Mr. Hyde qui est adapté dans Classic Comics #13. Mais c’est le premier numéro de Eerie, chez Avon Publications en 1947, qui est aujourd’hui considéré comme le premier périodique illustré entièrement consacré à l’horreur publié aux États-Unis.
Le courant horrifique va connaître des hauts et des bas dans les comics, d’un véritable âge d’or durant les années 1950, sapé par la mise en place de la Comics Code Authority, à un revival initié par les magazines de Warren Publishing dans les années 1970, jusqu’à nos jours, où la thématique est encore très vivante chez les éditeurs indépendants.
Parmi la vaste galerie de vampires, de goules, de loups-garous, et autres morts-vivants qui assiègent notre imaginaire et les cases de nos bandes dessinées préférées, il est une catégorie plus discrète de croquemitaines à laquelle le Gill-Man peut être rattaché : celle des monstres des marais. Institué par la nouvelle It de Theodore Sturgeon, publiée dans la revue pulp Unknown en 1940, cet archétype de créature aquatique, souvent doté d’attributs végétaux, va connaître de nombreuses variations, avec Man-Thing chez Marvel, Swamp Thing chez DC Comics ou même le plus confidentiel The Sludge de Steve Gerber dans l’Ultraverse de Malibu Comics.
Si l’homme-poisson de Creature from the Black Lagoon tient plus de l’ichtyocentaure de la mythologie grecque et des créatures lacustres peuplant notre folklore, il reste un cousin éloigné de ces êtres faits de mousse et de vase, et va donc, lui aussi, avoir droit à quelques apparitions dans les pages des comic books.

Ce qui peut être considéré comme la première adaptation de L’Étrange Créature du Lac Noir en comics paraît chez Dell en 1962. Dessinée par Bob Jenney, cette histoire sobrement intitulée The Creature a beau être estampillée du copyright d’Universal, elle n’en reste pas moins assez différente du film de Jack Arnold sur bien des points.
Le personnage principal est renommé Scott, l’héroïne devient Monica, le bateau est rebaptisé Lucia et les faits présentés varient de façon irrégulière ; jusqu’à la conclusion, dans laquelle l’amphibien humanoïdes est ostensiblement abattu à coups de harpons, les scientifique discutant du meilleur moyen de préserver son cadavre gisant sur le pont du navire. Mais cette fin est inattendue pour une autre raison encore plus surprenante : le Lucia quitte le lagon avec, attachée à sa coque, une poche semblant contenir la progéniture de la créature ! De quoi laisser le lectorat dubitatif quant à la suite des évènements. Une lecture étonnante, qui marquera notamment l’artiste Stephen Bissette, reconnu plus tard pour son travail sur Swamp Thing.

Il faut attendre 1993 pour retrouver la Créature du Lac Noir dans une nouvelle adaptation, cette fois-ci beaucoup plus fidèle, chez Dark Horse Comics.
Écrite par Steve Moncuse, dessinée par Arthur Adams, encrée par Terry Austin et mise en couleurs par Matt Hollingsworth, cette version se veut respectueuse du matériau d’origine, suivant avec beaucoup plus de rigueur la trame du long-métrage de 1954. Le trait unique et instantanément reconnaissable de Arthur Adams, et le soin qu’il apporte à chaque détail de ses planches, notamment dans lorsqu’il dessine le monstre, font de ce comic book une véritable pépite. Que vous soyez un aficionado de Creature from the Black Lagoon ou adepte de la patte inimitable de Adams, n’hésitez pas à vous y plonger à l’occasion !

En 2023, Skybound Entertainment ; le label présidé par Robert Kirkman, le scénariste derrière The Walking Dead et Invincible ; officialise son partenariat avec Universal Pictures en débutant la publication de comics étiquetés Universal Monsters, qui mettent en scène les figures classiques du studio.
Le premier titre à paraître est Dracula, écrit par James Tynion IV et dessiné par Martin Simmonds, le duo derrière The Department of Truth, une série sélectionnée au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2023. Les quatre numéros de la mini-série se révèlent être un hommage très personnel, nourri des souvenirs d'enfance de Tynion, pour qui l'incontournable vampire de Bram Stoker a toujours fait partie de sa vie. En ce qui concerne la partie graphique, le style éthéré et vaporeux de Simmonds participe à une vision cathartique d’un voyage enivrant, aussi contemplatif que terrorisant.

L’autre monstre de Universal ayant eu les honneurs de Skybound, c’est justement notre Gill-Man, dans Creature from the Black Lagoon lives !.
Au scénario, Ram V et Dan Watters nous entraînent trente ans après les péripéties du premier film de Jack Arnold, dans le sillage de la journaliste Kate Marsden, partie jusqu’en Amérique du Sud à la poursuite du dangereux tueur en série Darwin Collier. Ayant échappé de peu à la mort par noyade des mains de ce dernier, Kate souffre de séquelles qui lui causent d’étranges rêves et hallucinations. Durant sa chasse à l’homme, la reporter croise la route de Edwin Thompson, toujours à la recherche du mystérieux amphibien caché dans le lac noir. Dans cet environnement hostile gangréné par le narcotrafic, Kate, qui ne croit absolument pas à l’existence d’une créature inhumaine, va pourtant devoir se faire à l’idée qu’une autre menace rôde sur les berges de l’Amazone.
Les dessins de Matthew Roberts, mis en valeur par les couleurs de Dave Stewart, rendent parfaitement justice à cette ambiance de polar fiévreux où la science-fiction vintage se change peu à peu en thriller teinté de body horror. La Créature y devient un symbole, métaphore fantomatique de la crainte que notre bestialité la plus profonde ne nous condamne à une solitude éternelle.
Le tout est proposé en France par Urban Comics dans une très belle édition grand format, appuyée par une agréable postface qui retrace l’histoire de la franchise.
Actuellement, une troisième mini-série centrée sur Frankenstein, confiée à Michael Walsh, est en cours de publication par Skybound sur le continent américain.

Si l’on se réfère à son étymologie, le monstre est celui que l’on montre, celui qui s’écarte de la norme physique ou sociale communément acceptée.
Mais cette différence, qui interpelle le commun des mortels, n’est pas toujours synonyme de laideur et d’effroi. Le monstre, au-delà de son apparence, peut être un prodige de la nature, de la science, ou même un signe des dieux.
Dans L’Étrange Créature du Lac Noir, le monstre n’est pas tant une menace surnaturelle, faisant des humains ses proies, qu’un être vivant doué de sensibilité, défendant son milieu naturel et éprouvant des émotions, et même des sentiments.
À travers l'ultime baroud d’honneur bien mérité qu’il offre aux vedettes du cinéma d’horreur d’Universal, le Gill-Man ; né des talents combinés de Milicent Patrick, Ricou Browning et tant d’autres ; crée une disruption à plusieurs niveaux. Brisant le stéréotype du triangle amoureux habituellement présenté sur grand écran, il questionne notre notion de la normalité, mais il change aussi les règles traditionnelles quant à l’attachement du public vis-à-vis de ce qui est censé représenter la principale menace du récit.
Là où la malédiction qui dévore ses homologues transylvaniens ou londoniens les prédestine bien souvent à un funeste destin, le mélancolique habitant du lac noir inverse la tendance jusqu’à gagner la sympathie des spectateurs. Dans le film original, le vilain Mark est par exemple puni pour avoir cherché à perturber la tranquillité et l’équilibre du lagon en capturant le Gill-Man. Et si le sort réservé à la créature est incertain, elle est tout de même rendue à son habitat naturel : la farouche nature reprend ses droits, et elle sera la seule à décider de ce qu’il adviendra du phénomène qu’elle a engendré.

Au fil des années, Creature from the Black Lagoon est devenu une source d’inspiration et une référence majeure pour notre culture populaire.
Des nombreux projets de remakes avortés à l'hypnotique The Shape of Water de Guillermo Del Toro, en passant par des romans, et même une comédie musicale produite en 2009, son influence se ressent par bien des aspects dans un nombre incalculable d’œuvres, tous supports confondus. Qu’il s’agisse d’une forme de continuité, avec le Gill-Man du film Monster Squad ; d’une parodie, comme avec Uncle Gilbert dans la série The Munsters ; ou d’hommages rendus par d’autres personnages de fictions aux liens de parenté évidents, tels que Manphibian de la Légion des Monstres chez Marvel Comics ou Abe Sapiens dans Hellboy de Mike Mignola ; la Créature a définitivement quitté les profondeurs de son Jardin d’Éden aquatique souillé par la curiosité des hommes pour trouver refuge dans les limbes de notre imaginaire. L’Étrange Créature du Lac Noir vit toujours !


Les comics recommandés dans cet article :

L’univers Universal Monsters chez Skybound Entertainment :

D’autres comics horrifiques classiques à découvrir pour aller plus loin :

Et un peu de déco, avec ce magnifique buste de L’Étrange Créature du Lac Noir !


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Dracula, le monstre de Frankenstein, la Momie, ou encore l’Homme Invisible, autant de personnages de fiction qui, des romans du XIXe siècle au cinéma de l’Âge d’Or d’Hollywood, ont participé à élever les fondations de la Pop Culture d’aujourd’hui. Parmi les entités cauchemardesques dont l’image imprimée sur pellicule a traumatisé des générations, il en est une que j’apprécie tout particulièrement, et qui resurgit régulièrement des abysses.
Aujourd’hui, on revient sur L’Étrange Créature du Lac Noir et sur ses incursions dans le monde de la bande dessinée !

L’industrie du divertissement est remplie de monstres, d’individus anormaux qui se distinguent par leurs attributs exceptionnels et subissant plus ou moins leur condition. Et bon nombre d’entre eux trouvent leurs origines dans la littérature classique avant de voir leur histoire adaptée au théâtre, au cinéma, ou à la télévision.
Dès le début du XXe siècle, le studio américain Universal Pictures adapte des romans gothiques et fantastiques pour le grand écran ; d’abord L'Étrange Cas du Docteur Jekyll et de Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson, en 1913 ; puis Le Bossu de Notre-Dame, d’après Victor Hugo, en 1923 ; et enfin Le Fantôme de L’Opéra, de Gaston Leroux, en 1925. Des films muets ambitieux, pour certains portés par le talent de comédiens légendaires tels que Lon Chaney, reconnu comme un pionnier du maquillage d’effets spéciaux.
Durant les années 1930, la démocratisation du cinéma parlant offre de nouveaux horizons aux studios et aux réalisateurs ; et un tout nouveau genre de productions va particulièrement en profiter : les films d’horreur.


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En 1931 sort Dracula de Tod Browning, qui réalisera l’année suivante le mythique Freaks, dans lequel Bela Lugosi interprète l’immortel comte vampire créé par Bram Stoker en 1897. Le film est un succès commercial, le plus gros de cette année pour Universal, mais aussi critique, ce qui va encourager le studio à persévérer dans la voie des adaptations de récits horrifiques. Quelques mois plus tard, c’est au tour de la créature de Frankenstein, tiré du roman de Mary Shelley publié en 1818 : Frankenstein ou le Prométhée Moderne, de venir terroriser les salles obscures sous les traits de Boris Karloff. En 1932, le comédien troque les électrodes du cadavre rapiécé contre les bandages du prêtre momifié Imhotep dans The Mummy, long-métrage inspiré par les fantasmes entourant la découverte du tombeau du pharaon Toutânkhamon, dix ans plus tôt, et par la nouvelle The Ring of Thoth de Sir Arthur Conan Doyle. Là encore, le succès est au rendez-vous, et l’année suivante, Universal Studios produit The Invisible Man, d’après le roman de H.G. Wells, dont les effets spéciaux supervisés par John P. Fulton, bluffants pour l’époque, sont, encore aujourd’hui, le point fort du film.

En 1935 sort The Bride of Frankenstein, qui inaugure le bal des nombreuses suites réalisées en réponse à la réussite de la première salve de films d’horreur mettant en scène les créatures qui seront bientôt regroupées sous l'appellation Universal Monsters. Suivront, en l’espace d’à peine cinq ans, Dracula's Daughter, Son of Frankenstein, The Invisible Man Returns, The Mummy's Hand, ou encore The Invisible Woman, auxquels il faut ajouter deux films de loup-garou qui définiront les poncifs de la lycanthropie au cinéma : Werewolf of London et The Wolf Man.
Dans les années 1940, le studio va acter l’existence d’un univers partagé qui n’a rien à envier à celui de Marvel Comics avec Frankenstein Meets the Wolf Man, ouvrant ainsi la porte à toutes sortes de films plus ou moins réussis, dont plusieurs impliquant le duo comique Abbott et Costello.

Peu à peu, le public se désintéresse. Universal ralentit largement la cadence après 1945 ; se limitant à un film tous les deux ans, au maximum ; et, alors que la recette semble s’essouffler, un nouveau monstre va faire son apparition.
Sorti dans les salles de cinéma américaine le 12 février 1954, Creature from the Black Lagoon, ou L’Étrange Créature du Lac Noir en version française, s’inspire d’une légende racontée au producteur William Alland par le chef opérateur mexicain Gabriel Figueroa, selon laquelle des créatures amphibiennes humanoïdes vivraient dans les profondeurs du fleuve Amazone.
Dans ce film réalisé par Jack Arnold, un groupe de scientifiques menant une expédition en Amazonie découvre une main fossilisée semblant attester d’un lien direct entre la vie sous-marine et la vie terrestre à une période reculée.
Le docteur Carl Maia parvient à convaincre son ami spécialiste de la vie aquatique, le docteur David Reed, de le rejoindre pour en apprendre plus sur cette mystérieuse découverte. Accompagné de sa petite amie et assistante, Kay Lawrence ; de son patron, Mark Williams ; et du scientifique Edwin Thompson, David embarque sur un bateau à vapeur baptisé le Rita, propriété du capitaine Lucas.
Découvrant que les assistants de Carl ont été brutalement tués durant son absence, les explorateurs supposent qu’il s’agît là de l’œuvre funèbre d’une bête sauvage, potentiellement d’un jaguar. Évidemment, ils ignorent que le responsable du carnage n’est autre que l’objet même de leur aventure, le terrifiant homme-poisson qui hante ce lagon tropical à l’écart du monde : le Gill-Man !

Épiée par la créature, qui semble s’être entichée de Kay, la bande s’enfonce toujours plus profondément dans ce territoire indompté jusqu’à faire face à l’amphibien. S’ils parviennent finalement à le capturer au terme de nombreux efforts, le Gill-Man s’enfuit, faisant ainsi la démonstration de sa puissance hors-normes et de sa détermination à toute épreuve. David et Mark ont des positions contradictoires quant à la marche à suivre, le premier estimant qu’il faut quitter la jungle, tandis que le deuxième a désormais pour seule obsession la capture du monstre, ce qui finira par lui être fatal. Poussée par son admiration pour Kay, la créature décide de revenir sur le bâteau pour l’enlever, après avoir coincé le Rita dans son royaume en bloquant l’accès au lagon. David et les autres débusquent le Gill-Man jusqu’à son repère et libèrent tant bien que mal la captive, tandis que l’homme-poisson, grièvement blessé par les armes à feu de ses adversaires hominidés, s’enfonce lentement dans les eaux troubles du lac noir…

Tourné en 3D, Creature from the Black Lagoon se distingue des autres films de monstres de Universal en abandonnant les influences gothiques d’une vieille Europe chimérique pour adopter les codes de la science-fiction des années 1950, marquée par la peur de l’atome et la paranoïa anti-communiste du Maccarthysme.
Si le film collectionne les clichés typiques de l’époque, il brille également grâce à plusieurs spécificités, en premier lieu la fameuse créature dont il tire son nom.
Conçu par Milicent Patrick ; animatrice pour le studio Disney sur des films comme Fantasia ou Dumbo, mais aussi comédienne et maquilleuse ; le design de L’Étrange Créature du Lac Noir tranche avec celui des grandes figures des films horrifiques précédents de Universal Pictures. Des branchies, auxquelles le Gill-Man doit son nom, en passant par ses yeux inexpressifs et sa bouche de poisson, cette entité inhumaine n’a plus rien à voir avec le sépulcral et grandiloquent Dracula ou avec le macchabée rafistolé de Frankenstein.
Incarnée par le comédien Ben Chapman lorsque est sur la terre ferme, elle est jouée par le cascadeur Ricou Browning lors de ses déplacements sous l’eau. La scène mythique du ballet aquatique durant laquelle l’amphibien nage en harmonie avec Kay, interprétée par Julie Adams et par sa doublure Ginger Stanley pour les séquences sous-marines, reste l’une des plus emblématiques et poétiques du film, retranscrivant toute la sensibilité de ce monstre qui n’en est peut-être pas un.
Excellent nageur et apnéiste chevronné ; il aurait retenu sa respiration jusqu’à quatre minutes pour certains plans ; Browning est également co-créateur du célèbre Flipper le Dauphin, et enfilera même le costume d’un monstre aquatique, lointain congénère du Gill-Man, le temps d’un épisode de la série.

Ricou Browning se glissera de nouveau dans le très ajusté costume de la créature dans les deux suites, produites respectivement en 1955 et 1956.
Dans Revenge of the Creature, l’homme-poisson d’Amazonie, qui a survécu à ses blessures à l’issue du premier film, est capturé et envoyé au parc Marineland en Floride pour y être étudié. Une fois encore, le très sentimental Gill-Man s’éprend d’une belle jeune femme sans défense et s’évade, non sans avoir kidnappé la dame de ses pensées au passage.
Et dans le troisième long-métrage de la série, The Creature Walks Among Us, la Créature du Lac Noir est de nouveau faite prisonnière mais, gravement brûlée, elle subit une étrange transformation. Perdant ses branchies, elle s’humanise et se voit même octroyer un pyjama d'hôpital des plus saillants.

Les monstres de la Pop Culture et la bande dessinée américaine sont intimement liés depuis des décennies.
Frankenstein est l’un des premiers à avoir droit à une adaptation en comic book dès 1940, sous la plume de Dick Briefer dans le septième numéro de Prize Comics, tandis qu’en 1943, c’est L'Étrange Cas du Docteur Jekyll et de Mr. Hyde qui est adapté dans Classic Comics #13. Mais c’est le premier numéro de Eerie, chez Avon Publications en 1947, qui est aujourd’hui considéré comme le premier périodique illustré entièrement consacré à l’horreur publié aux États-Unis.
Le courant horrifique va connaître des hauts et des bas dans les comics, d’un véritable âge d’or durant les années 1950, sapé par la mise en place de la Comics Code Authority, à un revival initié par les magazines de Warren Publishing dans les années 1970, jusqu’à nos jours, où la thématique est encore très vivante chez les éditeurs indépendants.
Parmi la vaste galerie de vampires, de goules, de loups-garous, et autres morts-vivants qui assiègent notre imaginaire et les cases de nos bandes dessinées préférées, il est une catégorie plus discrète de croquemitaines à laquelle le Gill-Man peut être rattaché : celle des monstres des marais. Institué par la nouvelle It de Theodore Sturgeon, publiée dans la revue pulp Unknown en 1940, cet archétype de créature aquatique, souvent doté d’attributs végétaux, va connaître de nombreuses variations, avec Man-Thing chez Marvel, Swamp Thing chez DC Comics ou même le plus confidentiel The Sludge de Steve Gerber dans l’Ultraverse de Malibu Comics.
Si l’homme-poisson de Creature from the Black Lagoon tient plus de l’ichtyocentaure de la mythologie grecque et des créatures lacustres peuplant notre folklore, il reste un cousin éloigné de ces êtres faits de mousse et de vase, et va donc, lui aussi, avoir droit à quelques apparitions dans les pages des comic books.

Ce qui peut être considéré comme la première adaptation de L’Étrange Créature du Lac Noir en comics paraît chez Dell en 1962. Dessinée par Bob Jenney, cette histoire sobrement intitulée The Creature a beau être estampillée du copyright d’Universal, elle n’en reste pas moins assez différente du film de Jack Arnold sur bien des points.
Le personnage principal est renommé Scott, l’héroïne devient Monica, le bateau est rebaptisé Lucia et les faits présentés varient de façon irrégulière ; jusqu’à la conclusion, dans laquelle l’amphibien humanoïdes est ostensiblement abattu à coups de harpons, les scientifique discutant du meilleur moyen de préserver son cadavre gisant sur le pont du navire. Mais cette fin est inattendue pour une autre raison encore plus surprenante : le Lucia quitte le lagon avec, attachée à sa coque, une poche semblant contenir la progéniture de la créature ! De quoi laisser le lectorat dubitatif quant à la suite des évènements. Une lecture étonnante, qui marquera notamment l’artiste Stephen Bissette, reconnu plus tard pour son travail sur Swamp Thing.

Il faut attendre 1993 pour retrouver la Créature du Lac Noir dans une nouvelle adaptation, cette fois-ci beaucoup plus fidèle, chez Dark Horse Comics.
Écrite par Steve Moncuse, dessinée par Arthur Adams, encrée par Terry Austin et mise en couleurs par Matt Hollingsworth, cette version se veut respectueuse du matériau d’origine, suivant avec beaucoup plus de rigueur la trame du long-métrage de 1954. Le trait unique et instantanément reconnaissable de Arthur Adams, et le soin qu’il apporte à chaque détail de ses planches, notamment dans lorsqu’il dessine le monstre, font de ce comic book une véritable pépite. Que vous soyez un aficionado de Creature from the Black Lagoon ou adepte de la patte inimitable de Adams, n’hésitez pas à vous y plonger à l’occasion !

En 2023, Skybound Entertainment ; le label présidé par Robert Kirkman, le scénariste derrière The Walking Dead et Invincible ; officialise son partenariat avec Universal Pictures en débutant la publication de comics étiquetés Universal Monsters, qui mettent en scène les figures classiques du studio.
Le premier titre à paraître est Dracula, écrit par James Tynion IV et dessiné par Martin Simmonds, le duo derrière The Department of Truth, une série sélectionnée au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême en 2023. Les quatre numéros de la mini-série se révèlent être un hommage très personnel, nourri des souvenirs d'enfance de Tynion, pour qui l'incontournable vampire de Bram Stoker a toujours fait partie de sa vie. En ce qui concerne la partie graphique, le style éthéré et vaporeux de Simmonds participe à une vision cathartique d’un voyage enivrant, aussi contemplatif que terrorisant.

L’autre monstre de Universal ayant eu les honneurs de Skybound, c’est justement notre Gill-Man, dans Creature from the Black Lagoon lives !.
Au scénario, Ram V et Dan Watters nous entraînent trente ans après les péripéties du premier film de Jack Arnold, dans le sillage de la journaliste Kate Marsden, partie jusqu’en Amérique du Sud à la poursuite du dangereux tueur en série Darwin Collier. Ayant échappé de peu à la mort par noyade des mains de ce dernier, Kate souffre de séquelles qui lui causent d’étranges rêves et hallucinations. Durant sa chasse à l’homme, la reporter croise la route de Edwin Thompson, toujours à la recherche du mystérieux amphibien caché dans le lac noir. Dans cet environnement hostile gangréné par le narcotrafic, Kate, qui ne croit absolument pas à l’existence d’une créature inhumaine, va pourtant devoir se faire à l’idée qu’une autre menace rôde sur les berges de l’Amazone.
Les dessins de Matthew Roberts, mis en valeur par les couleurs de Dave Stewart, rendent parfaitement justice à cette ambiance de polar fiévreux où la science-fiction vintage se change peu à peu en thriller teinté de body horror. La Créature y devient un symbole, métaphore fantomatique de la crainte que notre bestialité la plus profonde ne nous condamne à une solitude éternelle.
Le tout est proposé en France par Urban Comics dans une très belle édition grand format, appuyée par une agréable postface qui retrace l’histoire de la franchise.
Actuellement, une troisième mini-série centrée sur Frankenstein, confiée à Michael Walsh, est en cours de publication par Skybound sur le continent américain.

Si l’on se réfère à son étymologie, le monstre est celui que l’on montre, celui qui s’écarte de la norme physique ou sociale communément acceptée.
Mais cette différence, qui interpelle le commun des mortels, n’est pas toujours synonyme de laideur et d’effroi. Le monstre, au-delà de son apparence, peut être un prodige de la nature, de la science, ou même un signe des dieux.
Dans L’Étrange Créature du Lac Noir, le monstre n’est pas tant une menace surnaturelle, faisant des humains ses proies, qu’un être vivant doué de sensibilité, défendant son milieu naturel et éprouvant des émotions, et même des sentiments.
À travers l'ultime baroud d’honneur bien mérité qu’il offre aux vedettes du cinéma d’horreur d’Universal, le Gill-Man ; né des talents combinés de Milicent Patrick, Ricou Browning et tant d’autres ; crée une disruption à plusieurs niveaux. Brisant le stéréotype du triangle amoureux habituellement présenté sur grand écran, il questionne notre notion de la normalité, mais il change aussi les règles traditionnelles quant à l’attachement du public vis-à-vis de ce qui est censé représenter la principale menace du récit.
Là où la malédiction qui dévore ses homologues transylvaniens ou londoniens les prédestine bien souvent à un funeste destin, le mélancolique habitant du lac noir inverse la tendance jusqu’à gagner la sympathie des spectateurs. Dans le film original, le vilain Mark est par exemple puni pour avoir cherché à perturber la tranquillité et l’équilibre du lagon en capturant le Gill-Man. Et si le sort réservé à la créature est incertain, elle est tout de même rendue à son habitat naturel : la farouche nature reprend ses droits, et elle sera la seule à décider de ce qu’il adviendra du phénomène qu’elle a engendré.

Au fil des années, Creature from the Black Lagoon est devenu une source d’inspiration et une référence majeure pour notre culture populaire.
Des nombreux projets de remakes avortés à l'hypnotique The Shape of Water de Guillermo Del Toro, en passant par des romans, et même une comédie musicale produite en 2009, son influence se ressent par bien des aspects dans un nombre incalculable d’œuvres, tous supports confondus. Qu’il s’agisse d’une forme de continuité, avec le Gill-Man du film Monster Squad ; d’une parodie, comme avec Uncle Gilbert dans la série The Munsters ; ou d’hommages rendus par d’autres personnages de fictions aux liens de parenté évidents, tels que Manphibian de la Légion des Monstres chez Marvel Comics ou Abe Sapiens dans Hellboy de Mike Mignola ; la Créature a définitivement quitté les profondeurs de son Jardin d’Éden aquatique souillé par la curiosité des hommes pour trouver refuge dans les limbes de notre imaginaire. L’Étrange Créature du Lac Noir vit toujours !


Les comics recommandés dans cet article :

L’univers Universal Monsters chez Skybound Entertainment :

D’autres comics horrifiques classiques à découvrir pour aller plus loin :

Et un peu de déco, avec ce magnifique buste de L’Étrange Créature du Lac Noir !


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